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Photo du rédacteurJessica Mwiza

De l’empathy gap et de l’utilisation du terme génocide à tout va

Dernière mise à jour : 15 mai 2022


Je souhaitais revenir sur une anecdote que j’ai partagée sur l’un de mes réseaux sociaux. Il se trouve que je ne l’ai toujours pas digérée. Elle me fait dire que nous combattons en vain car les faux alliés sont trop nombreux. Il s’agit d’un billet d’humeur.


Voici l’anecdote en question : « une journaliste vient me trouver à la fin d’une de nos conférences de la période des commémorations du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 au Rwanda pour me demander entre autres questions si la guerre en Ukraine me touche particulièrement. Je réponds que cela me touche, mais pas plus qu’une autre guerre. Traduction : "ça me touche", ça signifie réellement dire que je suis touchée, mais littéralement pas plus que les autres guerres en cours. Je n’ai pas d’empathy gap raciste ou « au kilomètre » puisqu’il s’agit de la version édulcorée du concept.

Elle semble insatisfaite de ma réponse, je perçois que la réponse adéquate aurait été « Oui totalement, comment en 2022 peut-il y avoir encore la guerre ! - sous entendu pour nous autres européens les autres c’est normal ». Elle insiste donc d’un « oui mais quand même c’est à côté ! ». Je fais une pause pour voir si elle se rend compte de l’absurdité de sa relance, surtout qu’elle me la donne à moi, dans ce contexte de commémoration. J’explique alors brièvement que c’est problématique de réfléchir comme cela. Nous venons d'expliquer dans un panel qu'en 1994 le monde se détournait du génocide contre les Tutsi au Rwanda. Il y avait aussi la question du poids médiatique des événements importants contre celui des événements pas importants. C’est aussi ce qui a fait qu’un million des nôtres ont trouvé la mort. Je ne sais pas si je lui explique aussi bien que ça. En tout cas, elle ne semble pas faire

le lien et nous passons à autre chose. Poliment.

Mais je bous.

Cela me fait douter. Je ne sais pas si les gens sont bêtes, racistes, s'ils le font exprès ou pas. J'observe également que le pays qui malmène le plus allègrement notre histoire en ce moment, j'ai nommé les Etats Unis, dont les responsables en sont toujours au stade de dire "génocide rwandais" et de penser "ils se sont tous entretués", emploie officiellement le terme “génocide” pour l'Ukraine. Eux qui avaient activement empêché l’emploi du mot “génocide” en 1994.

Je ne sais pas si cela sert à quoi que ce soit que l’on s'épuise a expliquer les mécanismes du génocide contre les Tutsi, à les lier et à les comparer à ceux des autres génocides pour mieux comprendre ce crime raciste et essentialiste ultime. Pourquoi passe-t-on ce temps, cette énergie à expliquer pourquoi un génocide n’est pas un crime comme un autre et la raison pour laquelle il est puni et combattu différemment… Enfin, expliquer aussi en quoi il ne s’agit pas de hiérarchiser les morts et les histoires mais littéralement de prévenir et combattre efficacement CE crime. Je ne sais pas si c’est l’ignorance, le produit du système scolaire et universitaire français, américain et autres qui créent des romans nationaux plutôt que de réels apprentissages historiques et politiques, la mauvaise volonté, l’ethnocentrisme qui font que les gens ne pigent rien du tout. Je ne sais pas si la stratégie à adopter doit être la patience, ou toujours plus exposer et dénoncer les idiot.e.s sans prendre de pincettes ni avoir peur de froisser les égos.

Nous avons passé la semaine de commémoration du génocide contre les Tutsi encore une fois dans l’anonymat. Le silence était encore une fois notre compagnon le plus palpable, le plus pesant. Et pourtant on vous écoute et on vous lit employer le mot génocide toutes les minutes pour l’Ukraine. Mais qu’est ce qui ne se connecte pas dans vos réflexions militantes pour celles et ceux qui clament en avoir ? Vous la connaissez, la notion de génocide. Je m’adresse aux férus de lecture, aux gens qui étudient l’histoire, aux journalistes à ceux qui œuvrent supposément pour un monde meilleur avec leurs outils quels qu’ils soient. Vous connaissez cette notion précise, je le sais. Au pire, Google existe et c’est une recherche assez rapide. Mais cette notion, complexe et abordable à la fois, vous la dévoyez de la façon (perverse) suivante : Vous savez ce qu’est un génocide, vous savez pertinemment qu’il y en eut un d’une sophistication inouïe alors que vous étiez déjà nés, au Rwanda. Plus d’un million de morts en trois mois. Vous décidez que ce n’est pas important. Vous le décidez en votre âme et conscience.

Je n’accepterai point de « oh on ne peut pas tout savoir, s’intéresser à tout ». Se détourner de façon aussi marquée d’un événement récent intense cruel politique et préparé, c’est un choix. C’est ce qui fait aussi que le partage des productions négationnistes et révisionnistes vous est si aisé.

Là où la perversité intervient c’est que vous savez pertinemment que le mot « génocide » provoque des réactions car il est qualifié de « crime des crimes », de dernier interdit. Donc vous vous fichez de réellement combattre ce crime, vous vous fichez des conséquences actuelles des génocides du XXème et XXIème siècle, mais vous savez utiliser ce terme pour mettre les histoires qui atteignent votre empathie sélective au premier plan médiatique.

C'est décourageant, au minimum. C’est peut-être très autocentré comme réflexion mais je ne suis pas la seule personne engagée au sein de combats vus comme « secondaires » ou « de marge » à penser cela.

Au final, je ne sais pas comment faire des actions, ni comment faire société avec vous. Donc je vais continuer à donner dans le clash bête et méchant à l'occasion de ce genre d'anecdotes, et pour toutes les personnalités médiatiques qui me heurtent ainsi (en dehors de toutes mes - nombreuses - activités plus constructives). On va avancer de la sorte.


PS: Encore une fois parce que ça va être très facile de déformer mes propos et de me faire passer pour je ne sais quoi: je suis touchée par la guerre en Ukraine, chaque assassinat, chaque massacre, chaque guerre est immonde & doit être combattu.e le plus vivement possible. Au Cameroun anglophone, en Ukraine comme au Tigray. Chaque guerre. Chaque massacre. Chaque génocide. Aucun de nos combats pour la vie, pour l'émancipation et pour le recul des impérialismes et leurs idéologies mortifères n'avancera sans le respect porté aux autres combats. Partager sur Facebook Partager sur Twitter



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